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- Publication : 5 janvier 2016
Pour ce 8 mars, Nadia Bernoussi éclaire les différents points d’appui pour asseoir l’égalité dans la Constitution. professeure de droit constitutionnel, et vice-présidente de l’Association Internationale de Droit Constitutionnel, elle a aussi été membre de la Commission de la révision de la Constitution en 2011. à votre 8 mars !
illi: En tant que citoyenne, quel regard portez-vous sur la réforme de la Moudawana, douze ans après ?
Nadia Bernoussi: L’adoption du nouveau Code de la famille a été un moment fondateur. Il fait partie de ce qu’on peut appeler les chantiers de règne, avec la même force symbolique et la même portée que la mise en place de la justice transitionnelle. Pour autant, ici peut-être plus qu’ailleurs, faut-il faire la distinction entre la promesse normative et l’application prétorienne. Certains ont qualifié ce nouveau Code de la famille de « révolution tranquille », véritable moment de communion entre des femmes de différents bords politiques, entourant le Roi à la sortie du Parlement dans une photo marquante. Le Code de la famille a ainsi été le point de convergence entre un féminisme combatif et un féminisme d’état qui a affiché, très tôt, sa propension à corriger les injustices faites à l’encontre des femmes. Une osmose intéressante entre ces deux temps politiques a ainsi donné naissance au nouveau code. Lorsque celui-ci a été promulgué, il a fallu des juges pour l’appliquer. A-t-on bien communiqué sur la réforme ? Le mouvement de sensibilisation a-t-il été performant ? Les juges ont-ils été formés ou perfectionnés ? Certains ont surfé sur la vague progressiste du nouveau Code de la famille. D’autres ont préféré rester dans les réflexes passés.
illi: Lorsque vous affirmez que la réforme est issue de la rencontre du féminisme d’état et du féminisme de terrain, vous occultez le fait qu’il y a eu un débat sociétal conflictuel, dont le point d’orgue a été les deux marches. De plus, un juge a la possibilité d’appliquer un jugement conservateur avec l’article 400.
Nadia Bernoussi: Au moment de la rédaction du code et face à la puissance idéologique et médiatique des deux marches, lesquelles ont montré l’affrontement de deux projets de société radicalement différents, même les femmes les plus progressistes étaient bien conscientes que le changement ne pouvait se faire en dehors du paradigme culturel et religieux. Le mouvement féministe s’est dés lors inscrit dans l’islam. à partir de là, plusieurs angles d’attaque et d’interprétation étaient possibles, en se fondant sur l’ijtihad, le kyas, l’ijmaa etc. Au-delà des commissions, des marches et des arbitrages, le nouveau code a été voté au Parlement. Il a fait l’objet d’une loi, ce qui est déjà un gain, dans le sens d’une amorce de sécularisation de la question. Par ailleurs, si les femmes n’ont pas tout obtenu, des pas importants ont-ils ainsi été franchis, comme la suppression de la répudiation, l’institution du divorce judiciaire pour discorde, l’obéissance remplacée par le respect mutuel, le mariage des filles fixé à 18 ans. Ce sont des acquis appréciables sur lesquels il faut dresser des sentinelles vigilantes. Revenons à la question du mariage des filles, qui est un exemple significatif du fossé qui peut exister entre un texte et sa mise en oeuvre. On sait que le Code de la famille a conféré aux juges un pouvoir d’interprétation important, qui peut parfois neutraliser les avancées normatives. On reste un peu perplexe. D’une part, on veut des juges proactifs pour faire « bouger » les choses. Parfois, on se prend à espérer qu’ils n’aient qu’un pouvoir d’application. Aujourd’hui, chiffres du ministère de la Justice à l’appui, on constate que les mariages précoces sont en hausse. Sur ce point, la norme est porteuse d’espoir et l’application pour le moins violente.
Si les femmes n’ont pas tout obtenu, des pas importants ont été franchis.
illi: La nouvelle Constitution a consacré l’égalité dans l’article 19, dont l’objectif était de renforcer cette vision dans le nouveau code. Quelle en est la petite histoire ?
Nadia Bernoussi: Avant de vous parler de l’article 19, j’aimerais rappeler que la Constitution de 2011 a apporté des avancées significatives en faveur de droits des femmes. Une dizaine de dispositions lui sont dédiées de manière directe ou indirecte. Au contraire, le précédent texte ne concédait à la femme que l’article 8, qui énonçait que « l’homme et la femme jouissent de droits politiques égaux ». En creux, il excluait l’égalité dans les autres domaines, notamment en matière civile.
illi: Pourriez-vous nous décliner ces nouvelles dispositions ?
Nadia Bernoussi: Le premier point est lexical : le discours constitutionnel est devenu « gendérisé ». Auparavant, on s’adressait à l’Homme avec un grand H, suivant une conception française de l’universalisme masculin avec interchangeabilité des citoyens. Aujourd’hui, la loi fondamentale s’adresse aux citoyennes et citoyens tout au long de la Constitution. Deuxième point, la sixième ligne du préambule mentionne un état de droit solidaire, au sein duquel l’égalité des chances est consacrée, ce qui implique nécessairement l’égalité des chances pour la petite fille et le petit garçon à l’école et pour un homme et une femme dans l’accès à un concours. Troisièmement, la consécration du principe de non discrimination fondée sur le sexe. Quatrième principe, toujours dans le préambule, le principe de la supériorité des conventions internationales, qui a valeur juridique, sur le droit interne. Dans le corps de la Constitution, la cinquième disposition me semble implicitement dédiée à la femme, puisqu’il est stipulé dans l’article 1 que le régime politique marocain est basé sur un islam modéré. Ceci me paraît être un signal et un message clair envoyé aux législateurs et aux juges. Sixièmement, l’article 6 incite les pouvoirs publics à créer les conditions permettant de généraliser l’effectivité de la liberté et de l’égalité. Septième disposition, l’article 19 consacre l’égalité entre hommes et femmes dans les domaines civils, politiques, économiques, sociaux, culturels et environnementaux, conformément à la Constitution, aux Pactes, aux constantes de la Nation et aux lois. Huitièmement, toujours dans l’article 19, l’alinéa 2 dit que l’état oeuvre à la réalisation de la parité. Neuvièmement, troisième alinéa de ce même article : il est créé, à cet effet, une Autorité pour la parité et la lutte contre les discriminations. Dixième disposition : l’article 31 énonce que la loi prévoit des dispositions de nature à favoriser l’égal accès des femmes et des hommes aux fonctions électives. Ainsi, le juge constitutionnel ne pourra pas censurer une mesure législative prévoyant un mécanisme de discrimination positive en matière électorale puisque la Constitution l’y autorise. Onzième point, l’état doit protéger la santé de certaines catégories de femmes et de mères via l’article 34. Douzième disposition, au niveau du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire, une représentation proportionnelle des femmes magistrates est devenue obligatoire (art. 115). Treizième point, l’état encourage la participation des femmes au niveau régional avec l’article 146.1. Le quatorzième point me semble important. Dans les constitutions devancières, il était dit qu’on ne pouvait pas réviser la forme monarchique de l’état et les dispositions relatives à l’islam. La Commission de la révision de la Constitution, dont j’ai eu l’honneur de faire partie, a rajouté deux autres points auxquels on ne peut déroger : le choix démocratique et les acquis en matière de droits et de libertés (art. 175). D’une certaine manière, il est dit ici au législateur, et même au pouvoir constituant, qu’il peut tout réviser mais qu’aucun retour en arrière n’est possible. à titre d’exemple, le Code de la famille doit pouvoir s’inscrire dans l’irréversibilité. Ceci dit, dans un processus historique « normal », il sera appelé à évoluer et à continuer à se réformer.
La Constitution a apporté des avancées significatives en faveur de droits des femmes.” illi: Une partie du mouvement féministe reconnaît l’avancée de l’article 19 mais affirme que l’on ne peut aboutir à l’égalité en raison de l’article 3. Si pour être claire, nous prenons l’exemple de l’héritage, qu’en est-il de l’égalité inscrite dans la Constitution ?
Nadia Bernoussi: L’article 3 dit que l’islam est la religion de l’état et que cet état protège et garantit les autres cultes. Motus sur la liberté de conscience. Pour revenir à l’article 19, il faut se rappeler que nous n’étions pas un pouvoir constituant mais une commission « technique ». Autrement dit, nous n’avions qu’une légitimité professionnelle, celle de faire une proposition, laquelle serait validée par le Roi, par les partis politiques et le peuple par référendum. La Commission consultative de révision de la Constitution, composée de 19 membres, dont 5 femmes, a eu trois mois et demi pour réfléchir et concevoir un projet de société. Elle a écouté 33 partis politiques, 5 syndicats, une frange significative de la société civile, des mouvements de jeunes, de femmes qui pensent la condition féminine dans le progrès et la sécularité, et d’autres qui pensent que la condition féminine doit rester arrimée, autant que faire se peut, à la charia. Le texte remis a été la quintessence d’une commission d’experts ouverte au dialogue et soucieuse de la vertu délibérative prônée par Habermas. La Commission a fait une synthèse mais a également pris position. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les moments les plus délicats dans cette écriture constitutionnelle n’ont pas concerné la forme du régime politique ni les pouvoirs du Roi, mais bien le triptyque liberté de conscience, droits civils des femmes et reconnaissance de l’amazighité, lequel me paraît appartenir à un même socle profondément humaniste.
illi: Que s’est-il passé pour que la liberté de conscience ne soit pas inscrite dans la Constitution?
Nadia Bernoussi: Certains pensaient que la liberté de conscience ne pouvait faire bon ménage avec la commanderie des croyants. D’autres pensaient que la commanderie des croyants, matrice historique, religieuse et culturelle de notre pays et constitutive de notre identité, n’était pas en contradiction avec la liberté de conscience. La puissance ontologique de la commanderie des croyants peut être dissociable de ce que chacun doit penser en son for intérieur en politique, en droit et en religion. Lorsque nous avons écrit notre projet, la liberté de conscience y figurait. Concernant les droits civils de la femme, la primauté des conventions internationales, les mentions aux lois du Royaume ou à l’identité nationale immuable, il s’agit de soupapes de sécurité de nature à neutraliser les avancées vues plus haut. Des pesanteurs se sont exprimées. Cela étant dit, concernant la liberté de conscience, nous disposons de deux jokers juridiques : la liberté de pensée, laquelle contient dans ses germes la liberté de religion, ainsi que le principe de non discrimination en raison de la croyance.
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