Yawatani

 C'est à raison que l'anthropologue américain Clifford Geertz écrivait que la baraka est "un de ces mots si forts qu’il est plus facile d’en parler que de les définir, mais que nous rendrons pour l’instant, trop faiblement, par 'pouvoir surnaturel'

– dont la possession fait les saints". Tantôt force bienséante se manifestant chez les êtres et les choses, qui se voient soudain investis d'une parcelle intangible de divinité, tantôt bénédiction distribuée de manière ponctuelle, pour gratifier une action entreprise par le croyant, la difficulté de définir la baraka tient, avant tout, à la multiplicité de ses formes et de ses manifestations.

"Dire que la baraka est imaginale ne signifie pas qu’elle soit irréelle. Elle l’est suffisamment pour ceux qui la ressentent", écrivait Hakim Bey dans son livre "Le voyage intentionnel". L'évocation de l'imaginal n'est pas anodine. Concept élaboré par Henry Corbin, le monde imaginal désigne un monde intermédiaire, entre le sensible et l'intelligible, le visible et l'invisible. Henry Corbin explique le recours à ce concept par la nécessité de trouver un terme qui "différenciât radicalement de l'imaginaire l'intermonde de l'imagination. [...] La langue latine est venue à notre secours, et l'expression mundus imaginalis est l'équivalent littéral de l'arabe 'alām al-mithāl, al-'alām al-mithālī, en français le monde imaginal". Le monde imaginal n'est, selon Henry Corbin, "ni le monde empirique des sens ni le monde abstrait de l’intellect", mais un monde intermédiaire qui est le lieu de la vision des prophètes et des mystiques. C'est par l'imagination active ou méditation qu'il est possible d'atteindre ce monde de l'imaginal, où les données sensibles sont transformées en symboles.

Extension du domaine du sacré

L'omniprésence du mot baraka est là pour nous rappeler sa centralité dans la vie quotidienne. En témoigne sa présence dans des expressions telles que "Allah y barak fik" (que Dieu t’imprègne de sa baraka), "Allah y barak lik had al-âmal" (que Dieu rétribue ton action de sa baraka), "M'barek ou masaôud" (Sois récompensé de joie et de baraka). "Par ailleurs, ce mot est désormais rattaché à la langue française qui lui fait subir un glissement sémantique majeur. On le trouve dans le dictionnaire Larousse avec la définition suivante: 'chance'. C’est dans ce sens que le jadis célèbre inspecteur Colombo, dans l’un des nombreux épisodes de la série télévisée américaine du même nom, affirme avoir de la baraka après avoir échappé de justesse à un accident sur le point de lui être fatal. C’est aussi dans ce sens que l’actrice Sharon Stone lance à son collègue Robert De Niro, dans la production hollywoodienne Casino, que la baraka lui a permis de ruiner un croupier. Le commentateur sportif de la chaîne française TF1 est également persuadé que la baraka accompagne ce club de football de seconde division qui parvint à vaincre l’un des clubs champions d’Europe" note, non sans humour, Abdelwahed Mekki-Berrada dans son ouvrage "Le concept organisateur de Baraka".

Citée dans le Coran à 77 reprises, sa définition coranique peut être extrapolée à la lumière des versets l'évoquant: la baraka est une manifestation de la faveur divine sur le croyant, qui est sommé d'accomplir certains devoirs ou rituels pour en bénéficier: lecture du Coran, prières, piété et crainte de Dieu, donation régulière de l’aumône, patience et confiance en le destin, etc. De fait, la baraka ne saurait être, selon le texte coranique, un privilège inaccessible, mais une récompense du croyant pour ses actes.

Baraka héréditaire et baraka acquise

L'Islam traditionnel marocain reprendra, à son compte, le concept de la baraka, et en remodèlera les modalités d'acquisition, de transmission, ainsi que les manifestations. Dans son livre "Ritual and Belief in Morocco", l'anthropologue Edvard Westermarck recense les différentes modalités d'acquisition de la baraka selon les traditions du pays. Il note, avant tout, que "nul homme n'a possédé autant de baraka que le prophète Muhammad. Sa baraka a été transmise aux chorfas", qui sont "les descendants mâles de la lignée de sa fille Fatima". Westermarck ajoute, néanmoins, que des non-chorfas peuvent, eux aussi, accéder à une baraka qui leur confère, ou pas, le statut de saints. Si la première catégorie est celle des hommes de foi récompensés par Dieu, qui leur attribue une baraka leur permettant d'accéder à la sainteté, dans la seconde catégorie, Westermarck évoque les vieillards, les étrangers, les mariés, les idiots et les déments, qui détiennent une baraka de moindre intensité que les saints. La baraka est aussi acquise via un saint qui en est détenteur, et qui la partage avec son disciple. Vincent Crapanzano note, dans son livre Les Hamadcha. Une étude d'ethnopsychiatrie que chez les Hamadchas, la baraka se transmet par l'ingestion d'aliments offerts par un saint, ou via la consommation d'eau utilisée par le saint pour ses ablutions. Pain et eau sont deux des principaux supports de transmission de la baraka.

Traditionnellement, donc, deux conceptions majeures résument l’accès des gens à la sainteté et à la sacralité. "La plus ancienne souligne les qualités personnelles acquises par des pratiques extraordinaires manifestant la sainteté: l’ascèse, la science, la charité, le jihad, etc. La seconde est fondée sur la généalogie (descendance du Prophète, d’un compagnon du Prophète, d’un saint). Ici la sainteté est liée à un statut prescrit (hérité des ancêtres). La notion de baraka, qui dépasse le monde des humains, s’applique à plusieurs statuts (chérifs, agourram, wali, çalih, salik, majdoub)", écrit l'anthropologue marocain Hassan Rachik dans "Légitimation et sacralité royale".

Le domaine de la baraka

Le saint investi de la baraka se voit aussi investi de diverses charges, autant religieuses qu'économiques et sociales. Parmi celles-ci, la collecte de redevances, ce "fisc de la sainteté", selon Jacques Berque: les sacrifices et les offrandes faites à la zaouia sont la condition sine qua non pour bénéficier de la baraka des saints, et leur cessation fait encourir le risque de voir le malheur s'abattre sur la tribu. Les chorfas détenteurs de baraka jouent aussi des rôles de médiation entre individus et groupes en conflit, afin de modérer les rivalités et empêcher la violence. Dans "Honneur & baraka. Les structures sociales traditionnelles dans le Rif", Raymond Jamous note que les conflits ayant pour but de défendre ou de rétablir l'honneur des tribus ne peuvent déboucher que sur la violence, et que seule la baraka des chorfas peut faire plier les belligérants. De son coté, Vincent Crapanzano s'est consacré, dans son livre "Les Hamadcha. Une étude d'ethnopsychiatrie", à l'étude du rôle de la baraka dans la tradition ethnomédicale. Les Hamadchas traitent les maladies liées à la possession grâce à leur baraka, qui leur permet de chasser les djinns.

Malgré tout, le domaine de la baraka du saint est délimité. "En principe, le saint ne fait de la politique que s’il y est invité par les gens du commun. Ceux-ci peuvent faire appel à lui pour résoudre leurs conflits et sceller leurs décisions politiques. Il existerait une division du travail entre le saint et le politique ponctuée par une compétition plus ou moins déclarée", poursuit Hassan Rachik dans son livre.

Victoire de la baraka héréditaire

La centralité de la baraka en a tôt fait un enjeu politique de premier ordre. D'autant que la division du travail entre le saint et le politique ne s’applique pas au sultan, qui fonde son pouvoir "sur des notions similaires à celles définissant le mode prescrit de la sainteté: la baraka liée à la descendance chérifienne", relève Hassan Rachik.

Dans "Islam observed", l'anthropologue américain Clifford Geertz note que la montée de la dynastie alaouite, et sa consolidation par Moulay Ismail, a consacré la "supériorité de la base généalogique de la baraka sur son fondement miraculeux". De fait, "cette ascendance chérifienne issue des liens généalogiques réels avec le Prophète ou d’une attribution par décret royal est un instrument idéologique ayant permis au Makhzen de contrer le pouvoir politique (périphérique) des saints (Imazighen – Berbères, pour la plupart issus des tribus montagnardes) dont la baraka n’est pas nécessairement héritée par voie de consanguinité avec le Prophète" note Abdelwahed Mekki-Berrada, qui ajoute que "le sultan pouvait, et peut encore aujourd’hui, attribuer le statut de charif (par décret royal) à une personne dotée d’une forte concentration de baraka (ou reconnue comme telle) sans que cette dernière soit consanguine du Prophète. Il se crée ainsi une reconnaissance mutuelle du pouvoir et un lien de soumission politique (du pouvoir périphérique au pouvoir central) entre les chorfa". 

Le sultan, source de baraka

La prééminence de la baraka héréditaire sur la baraka acquise vient, en premier lieu, renforcer la baraka du sultan. Ce dernier, descendant du prophète, jouit d'une baraka de plus grande intensité que celle des autres chorfas. "Il y a la baraka du sultan mais aussi sa malédiction (da’wa, sakhth). Le roi est une source de baraka pour tout le pays. Selon Doutté, ce que le peuple cherchait, ce n’était pas un bon gouvernement, mais la baraka du sultan. Cette notion de baraka explique le fait que le sultan ne devait ni voyager par mer, ni sortir du pays. Le sultan Abdelaziz voulait aller à Paris, mais ne pouvait pas. Depuis les Almohades, aucun sultan ne traversa la mer. C’est même cette représentation magique du pouvoir, qui associe la conduite du Sultan à la bénédiction du pays, qui explique largement, selon Doutté, la chute du Sultan Abdelaziz. En s’ouvrant sur l’Europe et ses objets (bicyclettes, automobiles, billard...), il s’était attiré le mépris et le mécontentement de ses sujets", écrit Hassan Rachik dans "Légitimation et sacralité royale". Et de citer Westermarck, qui rapportait:

"Cette baraka lui est conférée par quarante saints qui passent chaque matin au dessus de sa tête. Je me suis laissé dire que Mouley Abd-el-Aziz avait perdu son trône parce que l’aide sainte lui avait été retirée. C’est de la baraka du sultan que dépend le bonheur du pays tout entier. Quand elle est forte et sans souillure, les récoltes sont abondantes, les femmes mettent aux mondes des enfants bien conformés, le pays prospère à tous égards. Pendant l’été de l’année 1908, où la pêche des sardines fut exceptionnellement bonne, les indigènes de Tanger attribuèrent cette circonstance à l’avènement de Mouley Hafid; en revanche sous le règne de son prédécesseur, c’est la détérioration ou la perte de la baraka du Sultan que furent imputés les troubles et les soulèvements, la sécheresse et la famine. Le fait est que tous les fruits tombaient des arbres avant d’être parvenus à maturité. Bien mieux: même dans les parties du pays qui n’avaient jamais été soumises au régime politique du Sultan, les habitants croyaient que leur bien-être, et spécialement leurs moissons, dépendaient de sa baraka."

En tant que chérif, le sultan possède déjà la baraka. "Mais l’intensité de celle ci augmente, croit-on, une fois le chérif devient sultan. La baraka s’appuie sur la bay‘a. Elles sont complémentaires, mais n’ont pas la même portée. La baraka, à la différence de la bay‘a, concerne tout le pays, soumis et insoumis. On cite souvent le cas du sultan Soulaymane vaincu par les Berbères du Moyen-Atlas en tant que sultan mais respectueusement reçu en tant que chérif. Ce cas illustre le caractère double de la personne du sultan: la part associée à la violence et la part associé à la sacralité. Le sultan régnait partout, mais ne gouvernait qu’en certains endroits", note Hassan Rachik.

Deux aspects du pouvoir

L'emphase mis sur l'intensité de la baraka du sultan, l'abondance des références évoquant ses effets, en confirment-elles la centralité comme le suggère Westermarck? "Sur le plan de la légitimation, il n’existe pas de juxtaposition, ni de confusion de plusieurs registres, la référence à la religion et au sacré est abondante et dominante. Mais cela ne veut pas dire que toute explication et compréhension da la politique traditionnelle doit passer par le religieux et le sacré. Il arrive souvent que la logique de l’action politique dépasse le cadre religieux. Les révoltes urbaines et tribales, les intrigues entre les prétendants, la gestion", écrit Hassan Rachik. 

On peut donc faire un reproche légitime aux anthropologues de l’époque, qui ont exagéré la place de la sacralité et de la baraka. "Ceci s’expliquerait par le postulat selon lequel les causes des phénomènes politiques, dans les sociétés traditionnelles, doivent être recherchées dans la religion supposée dominer tous les aspects de la vie sociale. Dans ce paradigme et pour ce type de société, rechercher une explication politique à des faits politiques était hors question", note Hassan Rachik. 

Abstraction faite du discours traditionnel de légitimation, qui insiste sur la baraka, Hassan Rachik semble privilégier une approche fondée sur "une combinaison de deux aspects du pouvoir, l’un fondé sur la force et la violence et l’autre fondé sur la sacralité".

La rupture du protectorat

Le protectorat a institué une coupure qui a évidé nombre de symboles et de rituels religieux de leur sens, et le modèle traditionnel du pouvoir royal "a été bouleversé pendant la période du protectorat. Le changement le plus significatif consiste dans la dépossession du sultan, pour la première fois de l’histoire du Maroc, de l’exercice de la force et de la violence", écrit Hassan Rachik.

Durant la période du protectorat, le discours nationaliste se référait beaucoup moins aux registres traditionnels de légitimité du roi, notamment sa sacralité. "Le stock des idées et actions légitimant le roi s’est enrichi d’un lexique séculier nouveau définissant une dimension inédite de la royauté. Au 'symbole (ramz) de la nation', s’ajoute l’idée 'du héros (batal) de la libération du pays'", relève Hassan Rachik. L'idée de la sacralité du monarque se retrouvait donc peu à peu reléguée au second plan, car jugée "contraire à l’adoption d’une légitimité populaire progressivement construite par les nationalistes et par Mohammed V", poursuit-il.

Le réinvestissement du religieux par la monarchie

Au lendemain de l'indépendance, et durant le court règne de Mohammed V, "plusieurs changements consacrèrent la tendance de sécularisation déjà entamée. On peut citer l’abandon officiel du titre du Sultan au profit de celui du roi, de l’appellation 'Royaume chérifien' au profit du 'Royaume du Maroc'. Dar al-makhzen est devenu palais royal, rue Dar al makhzen à Rabat devenue avenue Mohammed V", détaille Hassan Rachik. Toutefois, il ne s’agit pas d’une révolution systématique traquant tous les aspects politiques traditionnels. "Le type de changement adopté, et ceci est une constante y compris sous les règnes ultérieurs, est largement éclectique. Le mot chérifien, par exemple, est encore employé pour qualifier le seau du roi apposé aux Dahirs", relève Rachik.

Mais sous le règne de Hassan II, "les contextes de légitimation étaient marqués, sur le plan politique, par des tensions et des conflits quasi-permanents avec ses opposants, et sur le plan idéologique, par une volonté de modernisation de l’Etat et de restauration de la tradition dans sa double dimension locale et musulmane". Ce double objectif de modernisation de l'Etat et de restauration de la tradition en appelait, naturellement, au réinvestissement du champ religieux par la monarchie, via le renforcement de la commanderie des croyants et, partant, le réenchantement du pouvoir royal.

Le réinvestissement du champ religieux par la monarchie remet au gout du jour la remarque de Clifford Geertz sur le souverain, vu comme "homme fétiche" par l'anthropologue américain. 

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Commentaires   

0 #1 Dr. Ben 06-09-2016 07:56
C'est des crottes des imbéciles
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